À l'origine de la démarche
Mis à jour le 2025-10-03
L'approche sylleptique nait d'une insatisfaction personnelle envers les approches et les stratégies actuelles de communication inclusive en français. Selon moi, nous devrions viser la création de solutions inclusives :
- n'altérant pas le sens;
- adaptées au français local, tant à l'oral qu'à l'écrit;
- accessibles;
- susceptibles d'être adoptées par le plus grand nombre;
- économiques;
- n'effaçant pas les femmes et le travail de féminisation déjà accompli.
J'aborderai ces critères un à un, en tentant de démontrer en quoi les approches actuelles de communication inclusives ne les satisfont pas.
L'altération du sens
Je crois que la grammaire française ne devrait pas limiter notre expression ou nous contraindre à ne pas communiquer exactement ce que nous avons en tête. Puisqu'il n'y a pas, en français, de synonymes parfaits, le remplacement d'un mot qui varie selon le genre par un synonyme épicène peut poser problème. Par ailleurs, l'emploi du mot juste devrait être une valeur cardinale chez les langagiers· et les rédactrices·.
Cette position va à l'encontre des lignes directrices de Radio-Canada concernant l'écriture inclusive (Julien et Grandmont, 2023) :
Pour que la langue utilisée à Radio-Canada reflète mieux la société actuelle, il est possible d'utiliser des techniques d'écriture inclusive éprouvées depuis longtemps, soit :
l'écriture épicène, ou le recours à des mots qui ont la même forme au masculin et au féminin (« des adeptes de la course à pied » plutôt que « des amateurs de course à pied » par exemple);
l'usage de noms collectifs (« le personnel de la santé » plutôt que « les travailleurs de la santé », ou « l'armée » plutôt que « les soldats »);
la reformulation de phrases (« Avez-vous la citoyenneté canadienne? » plutôt que « Êtes-vous citoyen canadien? »).
Alors que les amateurs aiment, les adeptes ont la foi. Le personnel est géré par l'administration; les travailleurs s'organisent. L'armée mène la guerre; les soldats tuent et meurent.
Je vous laisse le soin de déterminer lesquelles de ces tendances déformantes posent problème. Cependant, je déplore que des médias d'information, qui ont un engagement particulier envers la vérité, envers la description du réel, puissent choisir leurs mots avec autant de légèreté. La grammaire devrait se subordonner au choix des mots et non l'inverse.
Le français local, à l'oral comme à l'écrit
Je construis l'approche sylleptique en tant que personne blanche non binaire qui vit à Montréal et qui parle et écrit le français québécois. Je veux travailler de manière humble et située.
J'espère que l'approche que je propose sera utile ailleurs dans la francophonie. Par contre, je suis consciente que plus les solutions proposées sont fines, plus elles risquent d'échouer en raison de particularités régionales.
Par exemple, Alpheratz (2018b), linguiste non binaire, propose depuis Paris l'introduction du pronom neutre al. Or, en français québécois, surtout à l'oral, nous employons le pronom féminin alle, qui est homophone à al. Cette homophonie comporte deux risques : la confusion ainsi que la connotation accidentelle du féminin.
Il serait déraisonnable d'exiger que toute solution de communication inclusive soit internationale. Je crois simplement qu'il est hasardeux de prétendre à l'universalité et que le (sans-)génie de la langue n'est pas uniforme à travers la francophonie. Je crois aussi que la prudence me prescrit de travailler avec la variété de français qui est la mienne.
Vient ensuite la question de l'écrit et de l'oral. Beaucoup d'ouvrages de français inclusif se concentrent sur l'écriture. Or, il est arbitraire d'établir une hiérarchie entre l'oral et l'écrit.
Alpheratz (2018b) introduit la notion de variation diaéthique. Non pas, par exemple, une variation linguistique en fonction du lieu (diatopique) ou du temps (diachronique), mais en fonction de l'éthique, notamment d'une conscience du genre dans la langue.
J'en extrapole deux idées. D'une part, on peut faire de la grammaire normative en se fondant sur l'éthique. D'autre part, les problèmes de communication inclusive sont des problèmes d'éthique appliquée.
Comment dois-je communiquer? est un cas particulier de Comment dois-je vivre ma vie?. Il ne s'agit pas d'aborder la norme linguistique en tant qu'objet d'étude, mais plutôt comme enjeu éthique et politique.
Dans ce contexte, la préoccupation envers une communication inclusive est, à priori, aussi importante à l'oral qu'à l'écrit.1
L'accessibilité
Souvent, les questions d'accessibilité sont évoquées pour conspuer les doublets abrégés. En effet, certains doublets abrégés sont plus difficiles que d'autres à lire ou à prononcer. Cela pose également problème pour la synthèse vocale.
Alors que Les ingénieur·es sont ravi·es est parfaitement prononçable, on ne saurait en dire autant de Les boulanger·ères sont capricieux·ses.
Une bonne partie du problème vient de ce que Le Bon Usage (Grevisse et Goose, 2016) appelle la coexistence de formes. En effet, ce problème de prononçabilité précède l'écriture inclusive. Par exemple, il n'y a pas de façon officiellement correcte de dire Le(s) voleur(s) sévi(ssen)t encore, bien que l'on puisse l'écrire.
Je note que ces critiques n'ont pas besoin d'être émises de bonne foi pour faire mouche.
L'adoption par le plus grand nombre
Je crois qu'il faut favoriser la communication inclusive par tout le monde, en toutes circonstances. À cette fin, il faut réfléchir à l'architecture de choix qui mène à l'inclusivité (ou pas) dans la communication.
En ce moment, le masculin générique est presque toujours plus court et plus simple que les formes proposées de communication inclusive. Je réfléchis souvent à ce passage de Grammaire pour un français inclusif (Dupuy, Lessard et Zaccour, 2023) :
Certaines stratégies de communication inclusive peuvent augmenter la longueur du texte, notamment les doublets de type les lectrices et les lecteurs. Est-ce si cher payé pour une communication plus inclusive?
Idéalement, le français inclusif coûterait « le même prix » ou « moins cher » que le français sexiste, afin d'inciter à son adoption. Poursuivons :
Pourquoi les femmes, même au sein d'un texte, devraient-elles se faire petites? On peut choisir de ne pas se préoccuper d'« alourdir » le texte parce que ce qui pèse le plus, c'est bien le sexisme ordinaire d'une langue qui écrase les femmes. Le meilleur texte n'est pas nécessairement le plus court, mais celui qui parvient le mieux à traduire notre pensée et nos valeurs.
Le « coût » de la communication inclusive varie en fonction de la situation. Qui plus est, le sexisme ordinaire de la langue n'a pas le même poids pour tout le monde. On imagine bien une locuteur· qui écrirait « les professeur·es », mais pas « les danseur·euses », et qui le dirait encore moins. Je note également que quelques phonèmes de trop peuvent ruiner une blague, un trait d'esprit ou un effet dramatique. Il ne suffit pas de traduire notre pensées et nos valeurs; la compacité et la simplicité ont une incidence importante sur l'impact émotionnel de ce qui est communiqué.
Au bout du compte, pour qui doit-on construire la communication inclusive? Je vois mal l'intérêt de créer des solutions qui ne seraient employées que par les gens qui partagent nos valeurs progressistes et féministes. À quoi bon?
L'économie
En linguistique, la notion d'économie a un sens particulier, le sens où l'entend André Martinet. Je ne l'entendrai pas précisément dans ce sens.
Je propose d'aborder la notion de solutions économiques dans un sens très large, en lien avec la quantité d'efforts requis pour l'emploi de certaines solutions, que ce soit à l'échelle personnelle, c'est-à-dire l'effort requis pour exprimer ou comprendre certaines formes (notamment l'effort cognitif), ou à l'échelle de la société, en considérant la quantité de ressources que nécessiterait leur adoption.
Par exemple, à l'échelle personnelle, le doublet long à l'oral est une solution peu économique; l'effort qu'il faut pour énoncer la forme masculine et la forme féminine chaque fois semble peu adapté à la spontanéité de la parole.
À l'échelle sociétale, l'introduction d'un genre neutre sous la forme de dizaines de nouvelles terminaisons est peu économique. On peine à imaginer qu'une majorité de gens auront la volonté, le temps et l'énergie nécessaires pour les apprendre toutes.
Notons toutefois que la question se pose différemment à l'intérieur de la communauté queer, où de telles formes neutres pourraient être idéales pour désigner les personnes non binaires, qui ont un intérêt matériel et incarné à mettre du temps et des efforts pour changer la langue.
L'effacement des femmes et de la féminisation
Certaines femmes ne se reconnaissent pas dans les formes neutres néologiques (voir par exemple la controverse sur le mot compositaire dans Girard, 3 avril 2025). Je présume que d'autres ne se reconnaissent pas dans les doublets abrégés, à l'instar de la linguiste Nadine Vincent (Genest, 2024). Il y a aussi un phénomène qui jure avec l'appréciation des formes épicènes, soit la réactivation ou la création de formes féminines ostentatoires (p. ex. le mot autrice, qui a supplanté le mot auteure) en vue notamment de corriger la disparition historique de formes féminines dans la langue.
La communication inclusive doit être satisfaisante pour les personnes non binaires, pour celles-ci, les formes neutres néologiques peuvent être idoines. Mais la communication inclusive doit d'abord tenir compte de l'oppression les femmes, lesquelles sont nettement plus nombreuses.
Je me suis déjà penchée sur la question de la compatibilité entre l'écriture inclusive et la communication orale, bien que mes réflexions n'étaient pas tout à fait mûres. (Beaupré, 2024).↩