Fondements de l'approche sylleptique
Mis à jour le 2025-09-23
Dans un billet précédent, j'ai abordé les raisons qui m'ont poussée à développer une nouvelle approche de communication inclusive. J'aimerais maintenant expliquer les fondements de ma proposition.
Pour rappel, l'approche sylleptique vise la création de solutions inclusives :
- n'altérant pas le sens;
- adaptées au français local, tant à l'oral qu'à l'écrit;
- accessibles;
- susceptibles d'être adoptées par le plus grand nombre;
- économiques;
- n'effaçant pas les femmes et le travail de féminisation déjà accompli.
Le texte qui suit est essentiellement une version argumentée de l'introduction.
Exclusions
L'approche sylleptique ne vise pas la désexisation complète de la langue française. Il est vrai que dans certains contextes, la primauté du masculin peut être facilement remplacée par les accords de proximité. Par exemple :
La lettre et le colis sont arrivés.
Le colis et la lettre sont arrivées.
Dans d'autres contextes, les solutions sont moins évidentes. Par exemple, pour les adjectifs qui s'accordent avec ce ou c' :
La camomille, c'est délicieux.
Ou encore, l'utilisation du pronom il comme pronom impersonnel :
Il faut qu'il pleuve.
On peut également réfléchir aux participes présents et aux pronoms attributs, qui n'ont pas toujours été invariables (Labrosse, 2021, p. 49-50).
Je ne veux pas suggérer que de défaire la primauté du masculin dans ces contextes est vain. Toutefois, je concentrerai mes efforts sur la désignation et la qualification de personnes.
⁂
L'approche sylleptique ne cherche pas de solutions pour désigner des individus non binaires en particulier. Autant que possible, nous devons tenir compte des préférences de toute personne quant à ses choix de pronoms, d'accords et de titres de civilité.
Cependant, il est souhaitable que l'approche sylleptique permette de désigner les personnes non binaires d'une manière respectueuse, sans les invalider, mais sans nécessairement représenter parfaitement leur identité et leur expression de genre au moyen des mots et de la grammaire. On peut imaginer des contextes administratifs où le personnel n'a pas nécessairement le temps de vérifier les préférences de chaque personne, mais doit quand même s'adresser à celle-ci avec respect, peu importe son genre.
Ce ne sont pas toutes les femmes qui aiment se faire appeler Madame, ni tous les hommes, Monsieur. Et les francophones savent à quel point tutoyer trop tôt ou vouvoyer trop longtemps peut être maladroit. J'émets l'hypothèse qu'il pourrait y avoir des manières imparfaites de s'adresser aux personnes non binaires, lesquelles manières seraient néanmoins polies, respectueuses et ne constitueraient pas du mégenrage.
Par ailleurs, l'approche sylleptique doit pouvoir désigner une personne hypothétique dont on ignore le genre, sans exclure que cette personne soit non binaire (ce à quoi ne parviennent pas, entre autres, les doublets longs). Idéalement, l'approche permettrait également de désigner une personne qui n'est pas en mesure d'exprimer des préférences ou qu'on ne peut joindre. Pensons notamment aux personnes qui ne sont ni binaires ni francophones, et qui pourraient avoir de la difficulté à juger de la meilleure manière d'être désignées en français.
Refonte des concepts
La recherche de solutions inclusives dans l'approche sylleptique est basée sur le nombre de marques de genre. Cette conceptualisation est très différente des approches actuelles les plus communes; je ressens le besoin de créer une nouvelle terminologie pour nommer les trois stratégies de communication inclusive : l'indéfini, soit l'absence de marque de genre; l'indéterminé, soit la création d'une syllepse neutralisante au moyen de deux marques de genre ou plus; et l'indifférencié, soit l'affectation d'une valeur neutre, malgré la présence d'une marque de genre.
L'indéfini : aucune marque de genre
On peut choisir de ne pas attribuer de genre aux personnes que l'on désigne, par l'emploi de mots ou de formules épicènes. Ainsi, le genre des personnes désignées ne peut être déduit parce qu'on ne communique pas d'information à ce sujet.
Les techniques de rédaction épicène, largement discutées ailleurs, me semblent peu controversées et s'appliquent toujours. Cependant, comme discuté précédemment, l'emploi de noms collectifs et de synonymes peut altérer le sens de ce que l'on veut énoncer. Ces techniques peuvent également être lourdes, comme dans l'ajout abusif du mot personne (la personne candidate, les personnes étudiantes…).
L'indéterminé : deux marques de genre ou plus
Ici se trouve le cœur de l'approche sylleptique.
Il y a, en français, des accords effectués selon le sens plutôt que selon les règles habituelles du français. C'est ce qu'on appelle une syllepse grammaticale (OQLF, s.d.).
Les syllepses grammaticales peuvent être obligatoires.
Vous êtes ridicule. (Au singulier, en raison du vouvoiement, qui ne désigne qu'une seule personne.)
Nous sommes convaincu de l'excellence de notre recherche. (convaincu au singulier, en raison du nous de modestie, qui ne désigne qu'une seule personne.)
La plupart sont ridicules. (Les verbes dont le sujet est la plupart s'accordent au pluriel.)
Les syllepses grammaticales peuvent être facultatives, notamment dans le cas des accords avec le pronom on.
Elles peuvent également servir à des fins stylistiques :
Une personne me disait un jour qu'il avait une grande joie et confiance en sortant de confession. (OQLF, s.d., citant Blaise Pascal.)
L'approche sylleptique propose de formuler des énoncés où il est impossible de déterminer le genre des personnes désignées, au moyen d'une syllepse qui crée une incohérence claire dans les marques de genre.
Je vais contacter cette auteur· pour lui faire part de mon projet.
Les candidates sélectionnés· seront avisés d'ici lundi.
Les étudiants ci-nommées· se méritent un caramel.
Afin d'indiquer que cette incohérence est intentionnelle, je propose l'ajout d'un point médian après la marque de genre qui contredit celle qui précède. C'est ce que nous appellerons un point de syllepse.
À mon sens, cette méthode convient pour un groupe mixte qui comprend des femmes, des hommes ou des personnes non binaires, ou pour désigner des personnes qui pourraient hypothétiquement n'appartenir qu'à un seul de ces trois groupes. Cela est dû au principe d'explosion — d'une contradiction, tout peut être déduit.
Voici mon raisonnement : la langue française a été façonnée par le patriarcat et par une vision binaire du genre. Dans les désignations de personnes, si l'on rejette que le masculin puisse avoir valeur de neutre ou de générique, il s'ensuit que le masculin sert à désigner les hommes et le féminin les femmes. Donc, en employant à la fois le masculin et le féminin pour désigner une personne ou un ensemble de personnes, on crée une incohérence dans les marques de genre, ce qui rend leur(s) genre(s) indéterminé(s).1
Ainsi, en désignant une personne ou un groupe personne par une syllepse neutralisante, ces personnes peuvent être de n'importe quelles identités ou expressions de genre, ou de n'importe quelles combinaisons de celles-ci. C'est la conclusion logique.
Prenons l'expression une étudiant·.
Il ne s'agit pas de la création d'un genre neutre comme troisième genre grammatical. C'est plutôt un détournement du système binaire de genres grammaticaux, et ce détournement rend impossible la déduction du genre de la personne désignée.
Il ne s'agit pas non plus de l'alternance des genres. On ne cherche pas à alterner entre l'emploi du masculin et du féminin afin d'établir une égalité entre les deux, mais plutôt à créer une incohérence dans les marques de genre, laquelle incohérence rend impossible de déterminer le genre des personnes désignées, que ce genre soit à l'intérieur ou à l'extérieur de ce cadre binaire.2
L'indifférencié : une seule marque de genre
Dans un texte suivi où l'on reprend une appellation déjà neutralisée, ou lorsque la syllepse est lourde ou difficile à intégrer, le point de syllepse peut être employé pour inviter le lectorat à ne pas assigner de genre aux personnes désignées, malgré la marque de genre.
Les étudiantes ci-nommés· ne gradueront pas à temps. […] L'administration a refusé de s'entretenir avec ces étudiantes·.3
Un gréviste· pourrait répondre à tes questions.
Le féminin peut être priorisé à des fins compensatoires. En effet, dans l'économie de la langue française, le masculin sert souvent de genre par défaut.
Il est également possible de choisir un genre grammatical pour indiquer la prépondérance d'un genre dans un certain groupe, à la manière d'un accord à la majorité :
Les infirmières· font la grève.
Ou, au contraire, on pourrait choisir de mettre de l'avant un genre qui n'est pas souvent associé à une profession, dans le but de défier un cliché :
L'infirmier· prendra tes signes vitaux.
Rien n'empêche d'employer des néologismes neutres et de les faires suivre d'un point de syllepse. Cela pourrait être une technique pour éviter d'émettre une note explicative chaque fois.
Les autaires· en présence furent de remarquables panélistes.
L'imagination, le goût et l'ingéniosité des rédactrices· sauront guider leurs choix.
Imaginez un restaurant. Vous savez que le restaurant existe et qu'il n'a qu'une seule enseigne. On vous dit : « Ce restaurant de Montréal, j'y ai mangé lors de ma visite à Tokyo. » Où est le restaurant? Il pourrait être à Montréal, à Tokyo, mais rien n'empêche qu'il soit à Bamako, car la personne s'exprimant ne produit pas un discours cohérent quant au lieu du restaurant. Prenons un autre exemple. Si je dis : « Mon chandail bleu est d'un rouge écarlate. » De quelle couleur est mon chandail? Il est impossible de le savoir, car je ne produis pas un discours cohérent sur la couleur de mon chandail. Mon chandail pourrait être bleu ou rouge, mais également vert ou gris ou de n'importe quelle autre couleur. (Beaupré, 2025)↩
Bien que le signifié de la syllepse neutralisante soit différent de la simple alternance du masculin et du féminin, il y a une ressemblance esthétique. Considérant que « beaucoup de personnes non binaires se sentent invalidées par l'alternance » (Ashley, 2019), la prudence est de mise.↩
Ici, le second point de syllepse est-il nécessaire? À mon sens, non. On a déjà établi que le mot étudiante, au féminin, devait être interprété comme un générique. Une autre rédacteur· pourrait arriver à un jugement différent du mien. L'enjeu en devient un de style et clarté.↩